19.7.05

Deuxième partie: La constitution de la signification de l'oeuvre de Poe par Baudelaire

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  • INTRODUCTION




    Le poète traducteur Baudelaire a accompli un coup de force, qui est également un tour de force : c’est dans sa traduction par Baudelaire que l’œuvre de Poe a trouvé sa signification; c’est-à-dire que cette traduction a donné à cette œuvre une définition qui, aujourd’hui encore, l’accompagne et conditionne sa lecture. Baudelaire a rendu l’œuvre de Poe lisible, non seulement en la rendant accessible au lecteur francophone, mais également en pointant du doigt ce qu’on pouvait y lire.
    Comment et pourquoi la traduction de Baudelaire a-t-elle permis de constituer la signification de l’œuvre d’Edgar Poe?




    A_TRADUCTION ET SIGNIFICATION


    Il est d’abord nécessaire que nous explicitions le lien qui existe entre traduction et signification afin de comprendre pourquoi la traduction d’une oeuvre est une occasion privilégiée pour déterminer et fixer sa signification.

    Le travail de traducteur de Baudelaire s’est accompagné d’un très important travail de commentaire, qui a pris différentes formes. Dans ses deux préfaces ainsi que dans son article de 1852, Baudelaire livre aux lecteurs un commentaire critique sur l’ensemble de l’oeuvre de Poe, ainsi qu’une présentation biographique et physique de l’auteur qui complète le commentaire des œuvres, en vertu de l’assertion de Baudelaire selon laquelle : « C’est un plaisir très-grand et très-utile que de comparer les traits d’un grand homme avec ses œuvres. »
    [1]. Il s’agit là d’un commentaire dont les modalités correspondent à l’époque : l’approche des œuvres par leur auteur était très répandue à l’époque de Baudelaire, et le poète se situe ici dans le sillage de son aîné Sainte-Beuve. La deuxième forme de commentaire est moins explicite : elle réside dans le travail d’éditeur de Baudelaire. Ses choix éditoriaux, en particulier le choix des nouvelles à traduire et leur agencement dans les volumes, sont guidés par l’appréhension qu’avait Baudelaire de l’œuvre dans son ensemble, et par son jugement sur celle-ci. Il s’agit cette fois d’un commentaire à un second degré. Enfin, la traduction de Baudelaire est en elle-même une forme de commentaire. Toute traduction est en effet réalisée à partir d’une pré-analyse de l’œuvre, c’est-à-dire de l’idée que le traducteur s’est fait de celle-ci, et opère par son processus même un commentaire de l’oeuvre à travers les choix que le traducteur est amené à faire (choix entre différents sens possibles, par exemple). Ces choix mettent en relation le texte original avec l’époque dans laquelle le traducteur livre l’œuvre, puisqu’ils sont une position médiane entre le texte et les normes et canons esthétiques de cette époque. La traduction est comme une lecture écrite du texte original par une certaine époque, et par un certain traducteur.
    Alors que le commentaire peut sembler extérieur au travail de traduction, si on le situe uniquement dans les préfaces, on s’aperçoit qu’il est au contraire essentiel à la traduction elle-même. Traduction et commentaire sont indissociables.

    A cause de ce lien entre traduction et commentaire, le texte traduit n’est donc déjà plus vierge lors de sa parution. Le commentaire qu’il transporte lui donne immédiatement une place dans les débats qui agitent alors le milieu dans lequel il s’insère. Ainsi, lorsque Baudelaire analyse la biographie d’Edgar Poe comme l’exemple d’une vie marquée par la malchance, il se situe dans la lignée du Stello de de Vigny, paru en 1832, auquel il fait référence dans son premier article. Baudelaire présente la vie de Poe comme un argument à l’appui de la thèse développée par de Vigny dans cet ouvrage, selon laquelle il n’y a nulle part, dans les sociétés modernes, qu’elles soient monarchiques ou démocratiques, de place pour le poète
    [2]. Avant même d’être lu, Poe fait donc déjà partie du débat français sur la question de la place de l’écrivain dans la société.
    Paradoxalement, l’origine étrangère du texte traduit peut en fait lui donner un poids supplémentaire, par rapport à un texte dans sa langue originale, dans les débats contemporains à sa parution. On tend à lui attribuer un rôle de révélateur, sur le mode des Lettres persanes de Montesquieu : le livre étranger semble offrir un miroir au milieu qui l’accueille. Ainsi Baudelaire souligne-t-il dans son article de 1852 que « les mêmes disputes et les mêmes théories agitent différentes nations»
    [3] : « Edgar Poe choisit pour sujet de son discours un thème qui est toujours intéressant, et qui a été fort débattu chez nous. Il annonça qu’il parlerait du principe de la poésie.» [4] . Le texte étranger est ici utilisé pour mettre en lumière les questions sous-jacentes, fondamentales, qui agitent un milieu et une époque littéraire, en l’occurrence la question de l’utilité ou de la non utilité de la poésie.

    Le lien entre traduction et commentaire, en plaçant le texte traduit dans les débats du moment, va favoriser la constitution d’une opinion sur ce texte, et donc éventuellement l’émergence de la signification qui va lui être accordée, et ce d’autant plus que l’étrangeté de ce texte peut constituer pour le milieu qui l’accueille un enjeu d’appropriation, selon le contexte historique et politique de la parution de la traduction. La traduction est donc une occasion privilégiée pour qu’émerge et se forme la signification d’une œuvre c’est-à-dire une définition qui accompagne et précède l’œuvre, et en influence la lecture.


    Néanmoins, le cas de la traduction de Baudelaire est un cas à part, car c’est Baudelaire seul qui a défini la place de l’œuvre de Poe dans la littérature, autour de la question du mal et de sa place dans la littérature. Cette définition s’est ensuite fixée de manière durable dans la culture française, et Poe est aujourd’hui encore dans l’inconscient collectif français, et sans doute européen, l’explorateur de la perversité humaine et des sombres profondeurs de l’inconscient. Le rôle de Baudelaire dans la constitution de la signification de cette œuvre est tel que, cent cinquante ans plus tard, des critiques comme Claude Richard ou Jany Berretti dénoncent encore le poids de cette définition baudelairienne de Poe sur la vision française de cet auteur
    [5].
    Le rapport qui existe entre traduction et signification via le lien essentiel entre traduction et commentaire ne peut expliquer à lui seul le fait que le sens que cette œuvre avait pour Baudelaire, ou le sens qu’il a voulu lui donner, se soit cristallisé en une signification. L’exemple de Mallarmé nous montre que ce n’est pas toujours le cas: Mallarmé n’a pas connu le même succès avec ses traductions de la poésie de Poe. Faute de trouver un public, la publication de ces traductions fut très rapidement arrêtée, et la poésie de Poe demeure aujourd’hui méconnue en France par rapport à son œuvre en prose. On peut même avancer l’hypothèse que ces poésies n’aient pas plu parce qu’elles ne correspondaient pas à la définition que Baudelaire avait donnée de Poe quelques années auparavant : la poésie de Poe prend en effet souvent pour thème le sentiment amoureux-c’est par exemple le cas du poème intitulé Annabel Lee, un des plus connus d’Edgar Poe : « But we loved with a love that was more than love »
    [6]- alors que Baudelaire avait justement vanté l’absence d’histoires d’amour dans les contes comme une qualité propre à l’œuvre de Poe : « J’ai traversé une longue enfilade de contes sans trouver une histoire d’amour. Sans vouloir préconiser d’une manière absolue ce système ascétique d’une âme ambitieuse, je pense qu’une littérature sévère serait chez nous une protestation utile… »[7].

    La constitution de la signification de l’œuvre de Poe par Baudelaire est donc un cas extrême. Baudelaire avait décidé de devenir l’introducteur de Poe en France et son seul traducteur légitime, c’est-à-dire celui qui sait ce qu’est et ce que vaut Poe. Réussir à donner sa signification à l’œuvre de Poe devait lui permettre de bénéficier pour lui-même de la gloire qu’il aurait offerte à cette œuvre, car être reconnu comme le détenteur de la véritable signification de l’œuvre d’Edgar Poe pouvait l’amener à être vu comme un prophète de la littérature à venir, qu’il comptait représenter lui-même en poésie.
    Le succès et l’influence de ses traductions attestent de la réussite de son projet. Quelles stratégies a-t-il mises en œuvre pour définir et fixer la signification qu’il souhaitait donner à l’oeuvre de Poe ? Et dans quelle mesure Baudelaire a-t-il pu orchestrer la constitution de cette signification ?





    B_ LES STRATEGIES BAUDELAIRIENNES DE CONSTITUTION DE LA SIGNIFICATION DE L’ŒUVRE DE POE


    La volonté de Baudelaire de constituer la signification de l’œuvre d’Edgar Poe s’est exprimée avec force à travers une stratégie éditoriale et dans son travail de critique. Baudelaire s’est investi dans un important travail préparatoire visant à assurer le succès de la publication de ses traductions et à en diriger la lecture. Ces éléments peuvent sembler extérieurs à la traduction ; en réalité, ils ont influencé sa réalisation et en conditionnent la lecture.


    1) Stratégies commerciales : Baudelaire éditeur et Baudelaire hagiographe de Poe


    Baudelaire a mis en œuvre une vaste stratégie commerciale autour de ses traductions visant à favoriser leur succès, et donc la gloire de Poe dont il souhaitait profiter. Intéressons-nous dans un premier temps à sa stratégie éditoriale de promotion, avant de nous pencher sur ce que nous appelons l’hagiographie de Poe, c’est-à-dire la biographie d’un Poe érigé par Baudelaire dans ses différentes notices en martyr.


    Bien que l’éditeur des HE, NHE, des Aventures d’Arthur Gordon Pym, de Eurêka et des HGS soit Michel Lévy, c’est à Baudelaire qu’est revenue la tâche de choisir les nouvelles qui composeraient les volumes de traductions : nous avons déjà mentionné que Baudelaire n’a traduit que quarante et une nouvelles sur un total de soixante-treize. C’est également lui qui a supervisé l’organisation des volumes, décidant quelles nouvelles seraient insérées dans quels volumes, et comment elles seraient agencées à l’intérieur des volumes, car Baudelaire n’a pas suivi le modèle des éditions américaines ou anglaises de Poe déjà existantes, mais a créé sa propre édition.
    La première publication en volumes de ces contes est intitulée Tales of the Grotesque and Arabesque (1840). Elle contient quatorze nouvelles dans le premier volume, et dix dans le second. The Prose Romances, paru en 1843, contient seulement The Murders in the Rue Morgue et The Man That Was Used Up. Les Tales, parus en 1845, contiennent douze contes, dont certains étaient déjà contenus dans le premier recueil. Il existe également une édition de Mesmerism in Articulo Mortis, parue en 1846, ainsi que de Eureka. Les éditions suivantes des textes en prose sont posthumes et ne contiennent pas l’intégralité de l’œuvre en prose de Poe
    [8] ; c’est l’une de ces éditions posthumes : The Works of the Late Edgar Allan Poe, parue en 1853, qui servit vraisemblablement avec les Tales de texte de référence à Baudelaire[9]. A l’époque où celui-ci entreprenait sa traduction, beaucoup de nouvelles n’avaient été publiées que dans des périodiques. Baudelaire en possédait d’ailleurs certains, en particulier la plupart des numéros du Southern Literary Messenger parus pendant la période où Poe y collabora activement. Il n’y avait donc pas d’édition pouvant servir à Baudelaire de référence définitive, comme un testament de l’auteur. Dans ce contexte, il est légitime que Baudelaire ait pu vouloir créer une édition à son idée, et ce d’autant plus s’il n’avait pas l’intention de publier les œuvres de Poe dans leur intégralité.
    Baudelaire a créé trois recueils : les HE, les NHE et les HGS ; Les Aventures de Arthus Gordon Pym et Eurêka ne requérant pas de choix d’organisation interne. Ses choix éditoriaux correspondent à une stratégie commerciale. En mars 1856, peu avant la parution des HE, il écrivit à Sainte-Beuve : « Le premier volume est fait pour amorcer le public : jongleries, conjecturisme, canards, etc. Ligeia est le seul morceau important qui se rattache moralement au deuxième volume. »
    [10]. Pour populariser l’œuvre d’un homme qui avait refusé d’être un money-making author, ainsi que Baudelaire l’indique dans ses notices, le traducteur éditeur transigea avec le public français, en adaptant ses choix aux goûts qu’il supposait être ceux de ce public. Il publia dans le premier volume des nouvelles auxquelles il attachait lui-même une importance moyenne : des canards et des enquêtes comme le Double assassinat dans la rue Morgue ou Le canard au ballon. Entre 1852 et 1856, Baudelaire avait réévalué à la baisse l’importance du probabilisme et du conjecturisme présent dans l’œuvre de Poe : alors que dans l’article de 1852 ces termes étaient utilisés pour caractériser de façon globale l’œuvre de Poe, ils ne désignent plus en 1856 que des moyens utilisés par l’auteur pour créer des effets inattendus dans certains contes, lesquels ne seraient que de « faciles jongleries » :
    « j’ai des raisons de croire que ce n’est pas à cet ordre de compositions qu’il [Poe] attachait le plus d’importance, et que -peut-être même à cause de cette précoce aptitude [aux sciences physiques et mathématiques] - il n’était pas loin de les considérer comme de faciles jongleries, comparativement aux ouvrages de pure imagination.»
    [11] .

    Baudelaire pensait que ces contes assureraient le succès des deux premiers volumes, et il les réunit par genre. Il plaça ainsi l’une après l’autre trois nouvelles qui mettent en jeu des processus de déduction logique (Double assassinat dans la rue Morgue, La Lettre volée, Le scarabée d’or), puis trois canards (Aventure sans pareille d’un certain Hans Pfaall, Manuscrit trouvé dans une bouteille, Une Descente dans le Maelstrom), deux nouvelles sur le magnétisme (La Vérité sur le cas de M.Valdemar, Révélation magnétique), une sur l’opium (Les Souvenirs de M.Bedloe), deux sur des femmes (Morella, Ligeia) qui traitent également de la transmigration des âmes, qui est le sujet du dernier texte : Metzengerstein. Baudelaire entendait ainsi donner à ses lecteurs un aperçu très clair et didactique des qualités de jongleur d’Edgar Poe. Ainsi « accrochés », les lecteurs achèteraient ensuite le deuxième volume, qui contient des textes relevant du fantastique: « Le deuxième volume est d’un fantastique plus relevé ; hallucinations, maladies mentales, grotesque pur, surnaturalisme, etc… »
    [12]. Ces textes plaisaient davantage à Baudelaire, si l’on en juge par l’appréciation « plus relevé ». Il plaça en tête de ce second recueil des textes dont il a souligné la violence et l’étrangeté dans ses notices (Le Démon de la perversité, Le Chat noir, William Wilson, L’Homme des foules, Le cœur révélateur, Bérénice, La Chute de la maison Usher, Le Puits et le pendule). Viennent ensuite des contes moraux, mais également souvent horribles et grotesques (Hop-Frog, La Barrique d’Amontillado, Le Masque de la Mort rouge, Le Roi Peste, Le Diable dans le beffroi, Lionnerie, Quatre bêtes en une), puis des contes plus fantastiques (Petite discussion avec une momie, Puissance de la parole, Colloque entre Monos et Una, Conversation d’Eiros avec Charmion, Ombre, Silence, L’Ile de la fée, Le Portrait ovale). Cette organisation thématique visait à accompagner le lecteur dans sa lecture. Elle constituait pour celui-ci un message : Baudelaire pointait ainsi du doigt dans les textes ce qu’il avait mis en avant dans ses notices. Cette stratégie éditoriale, outre son aspect commercial, nous amène donc presque malgré nous à lire dans l’œuvre de Poe ce que Baudelaire veut nous y faire lire. Nous reviendrons sur ce point lors de l’analyse des notices[13].

    Outre l’organisation des volumes visant à accrocher le lecteur, Baudelaire a mis à contribution l’«autorité particulière »
    [14] de la plume de Sainte-Beuve en lui demandant d’écrire un petit texte dans une revue pour annoncer favorablement la publication de ces traductions :
    « Voici, mon cher protecteur, un genre de littérature qui peut-être ne vous inspirera pas autant d’enthousiasme qu’à moi, mais qui vous intéressera à coup sûr. Il faut, c’est-à-dire je désire qu’Edgar Poe, qui n’est pas grand-chose en Amérique, devienne un grand homme pour la France ; je sais combien vous êtes brave et amateur de la nouveauté, j’ai donc hardiment promis votre concours à Michel Lévy.
    Pouvez-vous m’écrire un petit mot où vous me direz si vous ferez quelque chose dans l’Athenaeum ou ailleurs ? »
    [15].

    Il s’agit là d’une stratégie publicitaire. De la même façon, Baudelaire a usé de toute son influence auprès de ses connaissances proches ou lointaines pour annoncer et faire attendre sa traduction. Préférant aux cénacles et aux salons les estaminets, où, comme nous le dit Maxime du Camp, il se trouvait en contact « avec une génération de grands hommes futurs »
    [16], il y professait son enthousiasme pour Poe à qui voulait l’entendre, suscitant ainsi la curiosité de ses auditeurs pour l’auteur, et pour sa traduction. Baudelaire a mis à profit son propre enthousiasme en tentant de le rendre communicatif: « L’impression vive qu’il produisait servait sa gloire et la gloire de ceux qu’ils prônaient »[17], écrit Léon Lemonnier. Il ne pouvait certes toucher là qu’un public restreint, mais éventuellement influent.
    Enfin Baudelaire a porté une attention particulière aux titres des nouvelles. Si sa traduction est globalement neutre et très fidèle
    [18], Baudelaire s’est toutefois autorisé à modifier parfois les titres originaux. Or on comprend aisément que les titres ont une très forte valeur d’accroche pour un lecteur/client potentiel qui feuilletterait l’ouvrage dans une librairie. Baudelaire a ainsi traduit A Tale of the Ragged Mountains par Les Souvenirs de M. Auguste Bedloe, The Murders in the Rue Morgue par Double assassinat dans la rue Morgue, ou encore The Philosophy of Composition par La Genèse d’un poëme. Ces modifications révèlent l’existence d’une stratégie éditoriale de vente derrière ces choix de traduction.


    Le dernier volet de la stratégie commerciale de Baudelaire autour de l’œuvre de Poe réside dans la publicité qu’il fit autour de la personne de l’auteur en faisant de celui-ci dans ses notices un personnage de poète maudit. Baudelaire nous invite à assimiler homme et œuvre, et en cherchant à provoquer la pitié des lecteurs de ses préfaces pour ce nouveau martyr de la littérature il tente de les disposer en faveur de l’œuvre.


    Ainsi que nous l’avons déjà mentionné, Baudelaire utilise la biographie d’Edgar Poe pour accréditer la thèse de de Vigny selon laquelle le poète ne peut trouver nulle part de place pour lui dans la société moderne, qu’elle soit monarchique, démocratique ou aristocratique : « J’apporte aujourd’hui une nouvelle légende à l’appui de sa thèse, j’ajoute un saint nouveau au martyrologue : j’ai à écrire l’histoire d’un de ces illustres malheureux, trop riche de poésie et de passion, qui est venu, après tant d’autres, faire en ce bas monde le rude apprentissage du génie chez les hommes inférieurs. »
    [19] . C’est à cause de ce vocabulaire religieux que nous avons choisi de qualifier le récit que fait Baudelaire de la vie de Poe d’hagiographie.
    Si l’analyse critique d’une œuvre passe fréquemment en ce milieu du XIXe siècle par un intérêt pour la vie de l’auteur, l’écriture par Baudelaire de la vie d’Edgar Poe dépasse toutefois la simple curiosité d’un lecteur qui voudrait comprendre l’œuvre en s’intéressant à l’homme. Baudelaire écrit ses notices en poète, c’est-à-dire en créateur : il ne se contente pas de raconter la vie de Poe, mais l’invente. N’a-t-il pas lui-même écrit : « Comprends-tu maintenant (…) pourquoi j’ai si bien écrit son abominable vie ? »
    [20]. Au fil de l’écriture, Poe devient un personnage de Baudelaire, à tel point que Claude Richard écrit dans Edgar Allan Poe : journaliste et critique :
    « l’émouvant personnage créé par Baudelaire est sans grand rapport avec le personnage de l’histoire : il ne suffit pas de dire que Baudelaire a trouvé -ou créé- en Poe un frère qu’il s’est approprié en le rendant semblable à lui-même. Il faut, nous paraît-il, affirmer clairement que le Poe de Baudelaire est une création mythique, dans le sens le plus riche du terme. »
    [21].

    Baudelaire a opéré dans ses notices un processus de mythification qui a transformé l’auteur des contes qu’il traduisait en un personnage littéraire représentant le type même du poète maudit. Ce processus se fait en deux étapes bien distinctes : une première étape où la biographie est utilisée par Baudelaire en toute sincérité, et une deuxième étape de mystification volontaire.

    Pour écrire son article de 1852 Baudelaire a utilisé plusieurs sources américaines, la principale étant la notice nécrologique dite « Ludwig » parue le 9 octobre 1849 dans le New York Daily Tribune, et republiée dans The Works of the Late Edgar Allan Poe, dont l’auteur est l’exécuteur testamentaire d’Edgar Poe, Rufus Griswold. Il a également eu accès -entre autres
    [22]- à deux autres notices nécrologiques, celles de Thompson et de Daniel, qui reprenaient toutes les deux les informations contenues dans la notice Griswold[23]. Or ces sources étaient erronées. Griswold a abondamment calomnié la mémoire d’Edgar Poe, probablement pour des raisons de jalousie littéraire. Les informations concernant l’intempérance de celui-ci, son instabilité et sa violence anti-sociale sont fausses. Cette calomnie eut un retentissement considérable puisque, malgré que certains amis de Poe, en particulier sa belle-mère Maria Clemm et Nathaniel Parker Willis, qui avait collaboré avec lui, aient tenté d’y opposer un démenti, elle fut colportée par Daniel et Thompson, qui se contentèrent pour faire leur propre notice de plagier celle de Griswold, sans suspecter la calomnie.
    Dans un deuxième temps, c’est Baudelaire lui-même qui la colporta en utilisant le portrait de Poe qu’il avait découvert dans ces sources. Il parle ainsi dans son article de « la vie débraillée de M. Poe, (…) son haleine alcoolisée, qui aurait pris feu à la flamme d’une chandelle, (…) ses habitudes errantes… »
    [24].
    Attristé par le Poe qu’il découvrait chez Griswold, Baudelaire chercha à comprendre pourquoi un homme dont il admirait l’œuvre avait pu mener une vie si peu admirable -l’abus d’alcool, comme de stupéfiants, n’étant pas considéré avec indulgence par Baudelaire : Les Paradis artificiels sont davantage une mise en garde contre les effets de la drogue qu’une exaltation de ses qualités. Sans aller jusqu’à suspecter la calomnie de Griswold et son ampleur, Baudelaire était surpris par cette biographie: « on eût dit une antithèse faite chair »
    [25], peut-on lire dans son article. La vie de Poe et sa personnalité étaient devenues pour lui un mystère depuis qu’il avait découvert en l’auteur américain un homme alcoolique et malheureux, alors qu’il se l’était imaginé en dandy, ainsi qu’il le décrit dans sa dédicace à Maria Clemm publiée en tête du premier feuilleton des HE paru dans le Pays: « l’Edgar Poe que mon imagination avait créé, -riche, heureux, - un jeune gentleman de génie vaquant quelquefois à la littérature au milieu de mille occupations d’une vie élégante…»[26]. Il chercha à percer ce mystère par l’écriture et donna une place importante dans son article à l’ivrognerie de Poe pour tenter de se l’expliquer. Il avança différentes hypothèses, par exemple celle que Poe ait été incompris dans son pays : « Les divers documents que je viens de lire ont créé en moi la persuasion que les Etats-Unis furent pour Poe une vaste cage… »[27]. L’article de 1852 se caractérise par cette tendance à la conjecture et à l’interprétation ; manquant de renseignements pour comprendre un changement de comportement de Poe, Baudelaire propose son interprétation des faits : « Il est évident que je manque de renseignements (…) Peut-être en trouverons-nous l’explication dans une admirable protection maternelle qui entourait le sombre écrivain… »[28]. Quoique ses explications et interprétations soient prudentes, Baudelaire prit le parti de toujours chercher à excuser les éléments négatifs: « L’ivrognerie littéraire est un des phénomènes les plus communs et les plus lamentables de la vie moderne ; mais peut-être y a-t-il bien des circonstances atténuantes »[29].
    A cause du mystère qu’était devenu Poe pour Baudelaire, l’écriture -c’est-à-dire la création- prit dans cet article le relais d’une narration plus neutre des faits, laquelle n’aurait pas suffi à expliquer les antithèses du personnage Poe. C’est finalement la figure de Baudelaire enquêtant sur Poe, le ton sincère et impliqué du préfacier, qui domine ce texte, lui donne sa cohérence et assure son succès, succès qui contribue à son tour à la diffusion de cette image négative et faussée d’Edgar Poe. Baudelaire n’avait pas conscience qu’insister sur cet élément scandaleux de la vie de Poe pourrait nuire à son envie de faire connaître et aimer l’œuvre de celui-ci ; pourquoi sinon insisterait-il sur un élément biographique dont il ne pouvait manquer de savoir qu’il n’engagerait pas ses lecteurs en faveur d’Edgar Poe ? Au contraire, Baudelaire cherchait à réhabiliter Poe en trouvant des excuses à son alcoolisme et à sa vie tourmentée, notamment dans l’incompréhension de ses concitoyens.


    Baudelaire colporta donc de bonne foi la calomnie de Griswold en 1852. Tout aurait pu changer avec la préface de 1856 : entre l’écriture de ces deux notices, Baudelaire eut connaissance de la calomnie, sans doute grâce à l’introduction de James Hannay placée en tête du volume de poésie de l’édition Redfield, où l’on peut lire : « have they not in America, as here, a rule at all cemeteries that no dogs are admitted ? »
    [30], phrase que Baudelaire reprit dans EAP 2 : « Il n’existe donc pas en Amérique d’ordonnance qui interdise aux chiens l’entrée des cimetières ? »[31]. Dans sa biographie de Baudelaire, Charles Asselineau mentionne cette découverte : « Au bout de quelques jours, je fus au courant de ses griefs contre M. Rufus Griswold, le détracteur de Poë, et de ses sympathies pour Willis et pour Mss. Cleems, son apologiste et son ange gardien. »[32].
    Pourtant le récit que fait Baudelaire de la vie de Poe change très peu dans la refonte en préface de l’article de 1852. Au contraire, bien qu’il dénonce dans son texte la calomnie de Griswold, le « pédagogue-vampire »
    [33], Baudelaire conserve le portrait faussé de Poe et y ajoute sa propre touche, redoublant ce qu’il avait taxé chez le biographe américain d’ « immortelle infamie »[34]. Le fait que Baudelaire réutilise sciemment des informations dont il a appris qu’elles étaient erronées donne une toute autre valeur au portrait de 1856 par rapport à celui de 1852 ; alors que le premier était composé à partir de ce que Baudelaire pensait être la véritable biographie de Poe, le deuxième est nécessairement conservé par Baudelaire dans un but précis. On pourrait peut-être expliquer le fait qu’il ne modifie pas son texte par l’énormité de la calomnie, qui oblige à réécrire tout le récit de la vie de Poe : Baudelaire, jugeant que le mal était déjà fait, aurait pu reculer devant cette tâche. Mais cette interprétation ne nous est pas permise pour deux raisons : d’abord, parce que Baudelaire donne une place encore plus importante à la biographie dans le texte de 1856, au lieu de la diminuer. Il va même jusqu’à insérer de nouveaux emprunts à Griswold, par exemple la mention de bruits compromettants au sujet du voyage de Poe en Russie[35]. Par ailleurs, il rajoute sa propre pierre à l’édifice commencé par Griswold en faisant de Poe un opiomane : « L’espace est approfondi par l’opium ; l’opium y donne un sens magique à toutes les teintes, et fait vibrer tous les bruits avec une plus significative sonorité »[36]. Or aucun critique de Poe n’a fait d’allusion à l’usage de stupéfiants par Edgar Poe. Cette invention de Baudelaire est sa contribution personnelle au mythe de Poe.

    Le personnage qu’il construit est celui du poète maudit. Dans le récit de Baudelaire, Poe est un homme supérieur par son intellect et ses capacités : «un ami du poëte avoue qu’il était difficile de l’employer et qu’on était obligé de le payer moins que d’autres, parce qu’il écrivait dans un style trop au-dessus du vulgaire. »
    [37]. Son génie l’écarte du commun des mortels. De la même façon que l’albatros de Baudelaire : « exilé sur le sol au milieu des huées, Ses ailes de géant l’empêchent de marcher. »[38], Poe est seul : « Poe, éblouissant par son esprit son pays jeune et informe, choquant par ses mœurs des hommes qui se croyaient ses égaux, devenait fatalement l’un des plus malheureux écrivains. Les rancunes s’ameutèrent, la solitude se fit autour de lui »[39]. Griswold avait donné à Baudelaire les premiers éléments de ce portrait, auxquels il a rajouté ses propres interprétations, notamment celle qui fustigeait l’incompréhension des contemporains et concitoyens de Poe. De scandaleux, Poe était devenu sous sa plume un martyr pour lequel il demandait la pitié : « Edgar Poe, ivrogne, pauvre, persécuté, me plaît plus que calme et vertueux (…) Je dirais volontiers de lui et d’une classe particulière d’hommes, ce que le catéchisme dit de notre Dieu : « Il a beaucoup souffert pour nous. » »[40], conclut-il en 1852. Alors que le Poe que présentait Griswold était immoral, celui de Baudelaire est à la fois un martyr et un rebelle. C’est la société qui est responsable de sa déchéance, car elle empêche le développement de l’individu : « l’individu n’est peut-être pas seul coupable, et [il] doit être difficile de penser et d’écrire commodément dans un pays où il y a des millions de souverains… »[41]-[42].

    En découvrant la supercherie de Griswold, Baudelaire décide de conserver ce portrait, en l’accentuant encore un peu plus avec l’évocation de l’opiomanie, et le met en valeur en amoindrissant les autres figures d’auteurs qu’il avait évoquées en 1852 : Balzac et Hoffmann. Pourquoi ? Cette image du poète maudit est un autre instrument de la stratégie commerciale de Baudelaire.
    Raconter aux Français la vie d’un Américain dont les contemporains auraient méconnu le génie, qui l’auraient laissé mourir dans des conditions sordides, et jugé selon les critères d’une morale peu charitable -Baudelaire qualifie celle-ci d’ « inévitable morale bourgeoise »
    [43]- c’est leur donner une raison chauvine de s’intéresser à Poe. En signalant qu’il avait été méconnu par son pays, Baudelaire faisait de son appropriation par la France un enjeu politique, ou tout au moins culturel. Ce sentiment chauvin fait depuis partie intégrante de la critique sur Poe. Une tension s’est cristallisée de chaque côté de l’Atlantique autour de la question de la valeur qu’il fallait ou non accorder à l’oeuvre d’Edgar Poe. T.S. Eliot faisait écho à cet enjeu de réappropriation nationale en écrivant dans From Poe to Valéry : « Now, we all of us like to believe that we understand our own poets better than any foreigner can do ; but I think we should be prepared to entertain the possibility that these Frenchmen have seen something in Poe that English-speaking readers have missed. »[44].
    Par ailleurs, l’image du poète maudit permit à Baudelaire de polariser l’attention du public français. Poe tel qu’il nous le décrit, à la fois scandaleux et martyr, ne pouvait manquer dans l’esprit de Baudelaire de susciter la polémique. Baudelaire ne craignait pas de provoquer un scandale. Bien au contraire, il savait que celui-ci pourrait lui être favorable en attirant l’attention sur Poe. Il chercha davantage à le provoquer qu’à l’éviter, comme nous incitent à le croire ces propos qu’il tint à sa mère dans une lettre datée de mars 1856 : la préface, dit-il, « est faite de manière à faire hurler »
    [45]. Par le scandale Baudelaire espérait provoquer un débat sur la question de la place du poète dans la société. Mais aucun critique ne releva ses propos : « aucun ne veut aborder franchement la question de la misère et du suicide. - J’espérais que cela aurait lieu. - Aucun n’est encore tombé dans le piège que je leur ai tendu, mais cela viendra. »[46]. Le débat ne vint pas, mais les ventes marchèrent bien, et très rapidement.
    Baudelaire ne cherchait pas que le scandale. On a vu qu’il demandait la compréhension et la pitié pour Poe, et que le rebelle était d’abord un martyr. Or Baudelaire assimile constamment dans ses notices l’homme et l’œuvre : « Tous les contes d’Edgar Poe sont pour ainsi dire biographiques. On trouve l’homme dans l’œuvre. Les personnages et les incidents sont le cadre et la draperie de ses souvenirs. »
    [47], peut-on lire dans l’article de 1852, ou encore : «L’ardeur même avec laquelle il se jette dans le grotesque pour l’amour du grotesque (…) me sert à vérifier la sincérité de son œuvre et l’accord de l’homme avec le poëte»[48], dans la préface de 1856. Par cette assimilation Baudelaire suggère que la mélancolie ou la violence qui sont contenues dans les nouvelles seraient celles de l’auteur lui-même et place l’œuvre de Poe sous le signe du lyrisme. Mais il suggère également que celui qui est touché par la vie de l’auteur aimera également l’œuvre, puisque la seconde est une image du premier. Faire aimer l’homme, provoquer la tendresse et la pitié du lecteur par rapport à sa vie revient à le préparer favorablement à la lecture des œuvres.
    Il est difficile de savoir si l’image du poète maudit a ou non servi à attirer l’attention sur Poe mais il est néanmoins certain que cette image de l’artiste, que Baudelaire ne fut pas le seul à colporter, s’est ancrée dans la culture française.


    Cette stratégie commerciale, dont l’ampleur nous rappelle que Baudelaire était loin d’être paralysé par son admiration pour l’œuvre de Poe, infléchit le sens de l’œuvre de celui-ci. Baudelaire a tout mis en oeuvre pour rendre populaire l’oeuvre d’un auteur dont il a souligné à plusieurs reprises dans ses notices qu’il avait refusé d’adapter ses écrits à son public ; Baudelaire a rapporté à ce sujet les propos de biographes américains : « Poe, s’il avait voulu régulariser son génie et appliquer ses facultés créatrices d’une manière plus appropriée au sol américain, aurait pu devenir un auteur à argent… »
    [49]. Baudelaire a l’audace de faire de Poe à la fois un poète maudit, c’est-à-dire un poète méconnu et incompris, et un écrivain populaire, un money-making author. Il faut sans doute voir derrière cette contradiction une intention ironique de Baudelaire.

    Baudelaire voulait assurer à cette œuvre un succès dont il voulait lui-même profiter. Il a été de ce fait amené à mettre en avant, de la façon que nous venons de voir, les éléments de cette œuvre dont il pensait qu’ils plairaient au public français, c’est-à-dire qu’il a orienté cette œuvre dans le sens des goûts qu’il supposait être ceux de ce public. Baudelaire a été très clair à ce sujet ; pour lui, le public est friand d’amusement, plutôt que de réflexion :
    « Si je trouve encore, comme je l’espère, l’occasion de parler de ce poëte, je donnerai l’analyse de ses opinions philosophiques et littéraires, ainsi que généralement des œuvres dont la traduction complète aurait peu de chances de succès auprès d’un public qui préfère de beaucoup l’amusement et l’émotion à la plus importante vérité philosophique. »
    [50].

    Baudelaire est donc à l’origine de la popularité de Poe. Il est probable que sans ce travail de publicité, Poe serait resté un auteur mineur en France, comme il l’était aux Etats-Unis.


    Or Baudelaire ne s’est pas contenté de faire lire Poe. Il nous a également dit ce que nous devions lire dans son œuvre. Dans les deux préfaces de 1856 et 1857, même si les commentaires critiques y sont relativement rares proportionnellement à la place qu’occupe la biographie de l’auteur, Baudelaire a proposé à ses lecteurs des clés pour lire les nouvelles qu’il a traduites et a cherché à faire du sens qu’avait cette œuvre pour lui sa signification. Par une sorte de coup de force intellectuel, il a promu ce qui était individuel au rang du collectif, c’est-à-dire qu’il a fait du sens qu’avait cette œuvre pour lui, par rapport à sa réflexion esthétique et à sa conception de la littérature, la signification de l’œuvre d’Edgar Poe.


    2) Instrumentalisation de la pensée et de l’œuvre de Poe par Baudelaire


    Cette figure du poète maudit a été pour Baudelaire l’occasion d’une critique sociale dont il pensait qu’elle était justifiée, quelle qu’ait été la vie d’Edgar Poe. Il s’est inscrit à contre-courant des opinions communes sur les Etats-Unis, critiquant là-bas la démocratie et le règne de l’opinion, qu’il qualifiait de « tyrannie des bêtes »
    [51]. Il a également fustigé la société moderne et le progrès, qui provoquait selon lui un amoindrissement de la part spirituelle de l’humanité : « [Poe] considérait le Progrès, la grande idée moderne, comme une extase de gobe-mouches… »[52]. Cette préface traduit ses craintes que se perde le culte du beau, en Amérique comme en France. La figure d’Edgar Poe érigé en martyr de la société américaine est une diatribe masquée contre la société française. Bien qu’il n’ait pas encore publié à cette époque les Fleurs du Mal, pour lesquelles il sera poursuivi en justice, Baudelaire a conscience qu’il risque de se heurter à l’incompréhension de ses contemporains. Il écrivit à ce sujet à Sainte-Beuve : « Après le Poe, viendront deux volumes de moi, un d’articles critiques, et l’autre de poésies. Ainsi je vous fais mes excuses par avance, et d’ailleurs je crains que lorsque je ne parlerai plus par la voix d’un grand poète, je ne sois pour vous un être bien criard et bien désagréable. »[53]. Le Poe qu’il met en scène est le destin qu’il craint pour lui-même : celui d’un poète incompris, vivant dans la pauvreté et la solitude, poursuivi par la malchance -le guignon- et la bêtise de ses contemporains jusqu’à sa mort. On peut analyser cette écriture de la vie de Poe comme une manière pour Baudelaire d’exorciser ses propres peurs. On sait que Baudelaire avait dans sa jeunesse rejeté la théorie du guignon qui circulait à cette époque et qui voulait qu’un homme soit choisi par la destinée pour être fouetté « à tour de bras pour l’édification des autres hommes »[54]. Il pensait pouvoir réussir à vivre honorablement comme homme de lettres ; c’est ce que nous rapporte Charles Asselineau :
    « il [avait] longtemps manifesté la prétention et même la conviction de s’enrichir par son travail (…) Plus que personne il avait parlé dans sa jeunesse des quinze cents francs qu’il lui fallait à la fin de la semaine et qu’il ne doutait pas de gagner en trois jours, et d’autres tours de force de rapidité. »
    [55].

    Néanmoins, l’âge venant et les soucis financiers de toutes sortes firent qu’il en vint « à des conjectures moins fantastiques »
    [56] et craignit d’être poursuivi toute sa vie par les conséquences des quelques dettes faites dans sa jeunesse, et de l’acharnement de la malchance contre lui (la perte du manuscrit de ses premières traductions de Poe, qui devait paraître chez Victor Lecou en 1852, en est un bon exemple). Ecrire la vie tragique de Poe était peut-être pour lui une façon d’exorciser le sort et ses peurs, et de faire de la théorie du guignon une simple fable.


    Mais Baudelaire alla plus loin et ne se contenta pas d’exprimer ses craintes et ses critiques contre la société dans laquelle il vivait. Loin de se plier à cette destinée contraire, il mit tout en œuvre pour assurer à sa carrière les meilleures chances de succès. Plutôt que d’attendre que sa critique de la société française fasse évoluer les mentalités et qu’elle incite ses concitoyens à se comporter autrement vis-à-vis de leurs hommes de lettres que ne l’avaient fait les Américains avec Poe, Baudelaire rendit populaire l’œuvre de Poe pour profiter lui-même de la gloire qu’il lui offrait, et instrumentalisa son image et son œuvre pour ancrer dans le paysage littéraire français ses propres idées. La manipulation l’emporta sur une éventuelle tentative de faire évoluer les mentalités.

    On pourrait en effet être surpris que Baudelaire ait laissé son œuvre au second plan, par rapport au succès qu’il offrait à l’œuvre de Poe. En réalité, il est très possible que Baudelaire ait utilisé Poe pour que celui-ci devienne l’auteur à succès que lui-même ne voulait pas devenir. Asselineau nous dit qu’il était trop délicat pour désirer une gloire marchande : « Baudelaire était trop délicat et trop respectueux de lui-même pour devenir un money-making author. »
    [57]. Poe - qui était déjà mort à l’époque où Baudelaire commença son entreprise de traduction et que celui-ci n’a jamais connu, ce qui lui laissait toute la latitude nécessaire pour utiliser son œuvre à sa guise- lui offrit sans le savoir une œuvre que Baudelaire pensait pouvoir rendre populaire, à condition d’attacher un certain soin aux conditions de sa publication. Baudelaire était conscient que la popularité exige des sacrifices ; pour lui, la gloire est une adaptation aux goûts du lectorat, comme le suggère cette phrase tirée de ses journaux intimes : « La gloire est le résultat de l’adaptation d’un esprit avec la sottise nationale. »[58].
    Baudelaire accepta de faire ces sacrifices pour l’œuvre de Poe, mais non pour la sienne. La gloire qu’il retirerait de la popularité de Poe lui suffisait. Nous avons déjà mentionné que Baudelaire profita de ce succès populaire en se faisant un nom de traducteur qui lui ouvrit des portes en tant que poète. Loin de vouloir transiger avec les exigences qu’il avait pour son œuvre, il instrumentalisa Poe, son œuvre et sa pensée, à son propre avantage.
    Notre analyse du travail effectué par Baudelaire dans le cadre de son activité de traducteur nous ramène donc ici aux conclusions de notre première partie. Voyons à présent comment et dans quel sens Baudelaire instrumentalise Poe et son œuvre.


    Baudelaire a adopté dans ses analyses un ton péremptoire qui le met en scène en tant que détenteur de la signification de Poe. Nous avons déjà dit que cette position était pour lui stratégique puisqu’elle le présentait comme une sorte de prophète de la littérature à venir. Ce ton caractérise aussi bien les « Notes nouvelles sur Edgar Poe » que la préface de 1856, alors que l’article de 1852 touchait au contraire par un ton plus modeste, et plus prudent. Entre 1852 et 1856, Baudelaire est parvenu à s’approprier l’œuvre de Poe, c’est-à-dire à faire siennes certaines conceptions esthétiques qui la sous-tendent, par exemple celle d’une poésie non directement utilitaire - c’est-à-dire ne visant pas à un enseignement moral- et à distinguer les aspects qui lui conviennent, parce qu’ils lui correspondent ou peuvent correspondre à ses propres conceptions esthétiques et morales, d’autres aspects qui l’intéressent moins.
    Le ton de Baudelaire est donc nettement plus affirmé dès 1856, à la fois parce qu’il maîtrise mieux son sujet, mais aussi parce que son projet de traduction a mûri, et qu’il lui a donné un sens par rapport à sa carrière de poète. On peut par exemple comparer la façon dont Baudelaire présente la conférence de Poe sur le principe de la poésie en 1852 et 1856 :
    EAP 1 : « Il annonça qu’il parlerait du principe de la poésie. Il y a, depuis longtemps déjà aux Etats-Unis, un mouvement utilitaire qui veut entraîner la poésie comme le reste. (…) Dans ses lectures, Poe leur déclara la guerre (…) Il disait : notre esprit possède des facultés élémentaires…»
    [59] .

    Ici, Baudelaire se contente de rendre compte des propos tenus par Edgar Poe lors de cette conférence. Son assentiment semble pourtant aller à la thèse de Poe, mais il ne l’affirme pas explicitement ; peut-être son opinion n’est-elle pas encore fixée à ce sujet. Ainsi, la phrase : « on voit qu’à un certain point de vue, Edgar Poe donnait raison au mouvement romantique français.»
    [60] , peut suggérer que Baudelaire en est encore à un stade d’analyse de la thèse de Poe. Passons maintenant à la seconde notice :
    EAP 2 : « Il choisit un thème aussi large qu’élevé : le Principe de la poésie, et il le développa avec cette lucidité qui est un de ses privilèges. Il croyait, en vrai poète qu’il était, que le but de poésie est de même nature que son principe, et qu’elle ne doit pas avoir en vue autre chose qu’elle-même»
    [61].

    Le thème du principe de la poésie est beaucoup moins développé dans cette préface : alors qu’il occupait une page entière dans l’article de 1852, Baudelaire n’y consacre plus que quelques lignes, dont le ton est beaucoup plus tranché. Il n’ouvre donc plus le débat sur la question de l’utilité ou de la non utilité de la poésie, mais se positionne fortement en faveur de la non utilité de la poésie. Le ton de cette dernière phrase est nettement péremptoire et positionne Baudelaire comme celui qui sait ce que pensait Poe.


    En se présentant comme celui qui détenait la signification de l’œuvre de Poe, Baudelaire a volontairement cherché à infléchir notre lecture de cette œuvre. Il l’a orientée vers sa propre pensée et ses propres théories esthétiques, c’est-à-dire qu’il a utilisé sa traduction des œuvres de Poe pour préparer la réception de ses poésies en assurant dans ses notices consacrées à l’œuvre de Poe la promotion des idées esthétiques qui sous-tendaient les Fleurs du Mal, dont la parution était d’ores et déjà prévue au moment de la parution des HE.
    Dans cette optique, Baudelaire a infléchi les exemples de violence qu’il rencontrait chez Poe dans le sens de sa propre réflexion sur le mal et sa place dans la littérature. Baudelaire s’est longuement attardé sur ce thème dans son article et ses deux préfaces. Selon lui, Poe s’est aventuré dans un domaine non exploré jusqu’ici par la littérature, et auquel lui-même avait rêvé : le domaine du mal. On peut en effet rapprocher sous cette appellation la violence, la perversité, le bizarre, l’horrible, la cruauté, la folie, l’immoralité, ou encore le grotesque : autant d’éléments dont Baudelaire a souligné la présence dans les textes de Poe. Ce thème séduisit l’auteur des Fleurs du Mal, qui paraissent en 1857, la même année que le second volume de traductions : les Nouvelles histoires extraordinaires. Pour Baudelaire, Poe représentait un précurseur dans le champ de « l’exception dans l’ordre moral»
    [62] . Cette catégorie du mal regroupe deux aspects différents : d’abord le mal que l’homme peut faire, dont le meilleur exemple est sans doute le narrateur du Chat noir, mais aussi celui du Démon de la perversité ou encore Egaeus, le cousin de Bérénice. Selon Baudelaire, Poe affirmait à travers ses contes la méchanceté de l’homme : « cet auteur (…) a vu clairement, a imperturbablement affirmé la méchanceté naturelle de l’homme.» [63] . On note d’ailleurs entre 1856 et 1857 une inflexion dans la pensée de Baudelaire, qui s’affirme dans cette direction : alors qu’il ne faisait que souligner la présence de ce thème chez Poe dans EAP 1 et EAP 2, il développe dans les NNlles sa conception de « la grande vérité oubliée, - la perversité primordiale de l’homme-»[64] sur une trentaine de lignes. Le mal regroupe également ce qui a trait à la souffrance morale : lorsque Baudelaire affirme que « nous sommes tous marqués pour le mal ! » [65], il implique que l’homme peut faire le mal, mais aussi qu’il peut souffrir car, dans la conception du péché originel, très importante dans la pensée de Baudelaire, l’homme rejeté du jardin d’Eden est voué à la souffrance. Le thème du mal comprend donc également celui du malheur, de la mélancolie, de l’hystérie ou de la folie, qui affecte nombre de personnages chez Poe, et notamment ceux qui font le mal. Ainsi le personnage d’Egaeus, dans Bérénice est un exemple de ce Baudelaire nomme : « l’homme désaccordé » [66], un homme dont les sens et les nerfs sont déréglés. Le sens de l’œuvre de Poe pour Baudelaire s’articule donc autour de sa pensée du mal.

    Le commentaire contenu dans les notices de Baudelaire sur Poe va dans le sens de la promotion du mal au rang de catégorie esthétique, question qui est absente de l’œuvre de Poe. Baudelaire reprend dans ses notices la dissociation opérée par Poe entre le beau et son éventuelle valeur morale. Pour Poe, la poésie est le produit de la faculté humaine qui permet de percevoir le beau. Pour cette raison, la poésie s’adresse à cette faculté seule : « C’est lui faire injure que de la soumettre au critérium des autres facultés»
    [67], écrit Baudelaire ; « [Elle] ne doit pas avoir en vue autre chose qu’elle-même.»[68], c’est-à-dire qu’elle ne doit pas avoir pour objectif un enseignement moral. Mais Baudelaire ajoute à cette dissociation un élément nouveau : en affirmant péremptoirement que Poe affirme dans son œuvre la perversité naturelle de l’homme, et en soutenant que cette oeuvre ne vise à aucune utilité morale, qu’elle ne cherche pas à rendre l’homme meilleur, Baudelaire nous invite à trouver dans la lecture de Poe un plaisir raffiné dans l’évocation du mal, du vice, de la mélancolie ou de la folie. Ce faisant il promeut le mal au rang de catégorie esthétique depuis la position du critique, dont nous avons déjà mentionné qu’elle était moins exposée que celle du poète. Baudelaire donne ainsi au lectorat français des clés de lecture pour son propre recueil de poésie.
    De la même façon, Baudelaire affirme que Poe « se jette dans le grotesque pour l’amour du grotesque, et dans l’horrible pour l’amour de l’horrible »
    [69]. Alors que le grotesque correspond chez Poe à la catégorie esthétique romantique traditionnelle, caractérisée par le monstrueux et le difforme, qui font frémir mais surtout rire, Baudelaire, lui, élève les personnages grotesques, l’homme poursuivi par le narrateur du conte L’Homme des foules par exemple, à la dignité de sujet poétique. Le grotesque pour l’amour du grotesque est en effet bien différent de l’amusement aristocratique qui consiste à rire des difformités des petites gens, qui ne sont évoqués dans la littérature qu’avec une certaine distance : celle du narrateur du conte qui n’entrera jamais en contact direct avec l’homme des foules, mais se contentera de l’observer de loin. Baudelaire nie dans ses notices cette distance moqueuse. Il se met ainsi déjà en scène comme le poète des Petites vieilles, qui considère ce bas peuple avec plus de tendresse et sans commisération bourgeoise ou aristocratique. Il infléchit donc le sens de l’œuvre de Poe vers un renouvellement de la figure du poète qui est lui est propre.

    Le lecteur francophone est donc invité à lire l’œuvre de Poe dans la perspective de la morbidité et du lyrisme. On ne peut manquer de relever une contradiction entre la stratégie commerciale de Baudelaire et la signification qu’il nous propose dans son analyse critique. On peut lire dans ses notices une gradation entre ce qui relève chez Poe de la jonglerie et ce qui relève du surnaturel. Le fantastique, dont il relève la présence dans l’œuvre de Poe à plusieurs reprises, est surnaturel, c’est-à-dire, dans sa pensée, supérieur au simple naturel. Baudelaire insiste dans ses notices sur cette caractéristique. Ce terme correspond dans sa pensée à deux éléments: au rejet du strict naturel, et au goût pour l’étrange. L’étrange est très présent chez Poe ; celui-ci explore dans ses textes toutes sortes de marges : marges de la conscience (The Facts in the Case of M.Valdemar), frontière entre le connu et l’inconnu (MS. Found in a Bottle), entre l’explicable et l’inexplicable (The Fall of the House of Usher), entre la vie et la mort (Morella, Ligeia)… Mais le rejet du strict naturel à travers le surnaturalisme est propre aux préoccupations de Baudelaire. Pour celui-ci le naturel ne peut être un vecteur de la beauté, car il voit dans la valorisation du naturel la négation du péché originel. Alors que la philosophie du XVIIIe siècle vantait la bonté originelle, naturelle, de l’homme, Baudelaire est au contraire frappé par sa méchanceté. Pour lui, « la nature ne peut conseiller que le crime », alors que la « philosophie (je parle de la bonne) (…) nous ordonne de nourrir des parents pauvres et infirmes…»
    [70] . C’est l’artifice, le calcul, donc la culture, qui nous dicte une conduite belle et noble. Baudelaire transpose ensuite ce raisonnement de l’ordre de la morale à celui de l’art : le beau ne peut naître que du raffinement. Le surnaturalisme baudelairien est également un rejet du réel et une aspiration vers l’immatériel, car valoriser la simple nature revient à nier l’élan spontané de l’âme humaine vers le spirituel, à rabaisser l’homme vers l’animal. Caractériser l’œuvre de Poe par le surnaturalisme et l’aspiration vers l’infini - « cette incessante ascension vers l’infini »[71]- est donc très valorisant de la part de Baudelaire, et passer de la simple jonglerie, dans le premier volume, au surnaturel pur dans le second correspond à une gradation dans cette échelle de valeur.
    Baudelaire crée une contradiction dans la mesure où il donne à lire dans son premier volume des textes qu’il dénigre implicitement dans ses préfaces. Il a conscience de cette contradiction et l’entretient volontairement ; il écrit à ce sujet à Sainte-Beuve : « On fera semblant de ne vouloir considérer Poe que comme jongleur… »
    [72]. Ce double niveau de lecture trahit le manque de confiance de Baudelaire en ses contemporains. Baudelaire a beau expliquer pourquoi Poe est davantage qu’un jongleur, comment son oeuvre surnaturelle et fantastique est nouvelle, il semble penser que ces propos ne toucheront pas ses lecteurs, qui préféreront l’amusement à cette haute « vérité philosophique »[73].


    L’influence de Baudelaire sur la constitution de la signification de l’œuvre de Poe passe par deux stratégies, l’une commerciale et l’autre visant à instrumentaliser l’œuvre de Poe. La stratégie globale de Baudelaire est à la fois très volontaire, lorsqu’il nous dit ce qu’est l’œuvre de Poe, et assez souple, puisqu’il nous autorise à lire chez Poe d’autres choses que ce qu’il veut nous faire lire, en nous donnant la traduction de nouvelles auxquelles lui-même accorde une importance limitée. Son volontarisme s’est traduit par une très forte influence sur la lecture francophone de l’œuvre de Poe, dont certains critiques, comme nous l’avons vu, dénoncent encore le poids. Mais ce jeu entre les deux niveaux stratégiques mis en œuvre par Baudelaire a néanmoins permis une certaine liberté dans la lecture. C’est ainsi que l’on peut expliquer que Poe ait eu une influence non négligeable dans des domaines laissés de côté par Baudelaire. Les lecteurs des traductions de Baudelaire y ont lu et apprécié ce que Baudelaire lui-même avait déprécié dans ses notices, mais qu’il avait mis en avant dans sa stratégie éditoriale et commerciale. Poe a ainsi fortement influencé la postérité littéraire dans des domaines qui intéressaient peu Baudelaire : Le Double assassinat de la rue Morgue, Le Mystère de Marie Roget ou encore La lettre volée, qui correspondent à ce que Baudelaire avait nommé conjecturisme et probabilisme, et dont il suggérait que Poe lui-même n’y attachait que peu d’importance, sont en partie à l’origine de la littérature policière. D’autres nouvelles, comme Le Canard au ballon, Aventure sans pareille d’un certain Hans Pfaall, Une Descente dans le Maelstrom - c’est-à-dire des textes que Baudelaire considérait comme de faciles jongleries, des canards- et peut-être également le Manuscrit trouvé dans une bouteille, ou encore les Aventures d’Arthur Gordon Pym, ont eux largement influencé la littérature d’anticipation, et notamment son représentant français le plus connu : Jules Verne.


    La volonté de Baudelaire de constituer la signification de l’œuvre d’Edgar Poe éclate dans ses notices et son travail d’éditeur. Baudelaire a construit un mythe de Poe et fait une proposition de lecture de son œuvre qui ont eu une très forte influence sur l’image de Poe et de son œuvre qui s’est cristallisée au moment de la parution des traductions, parce qu’ils précèdent notre lecture, dans la mesure où les notices de 1856 et 1857 sont des préfaces, donc des textes qui sont le plus souvent lus avant l’œuvre elle-même, et où l’organisation des volumes influencent notre approche des textes. Qu’en est-il de la traduction elle-même ?




    C_ LA POSITION TRADUCTIVE DE BAUDELAIRE


    Les choix opérés par Baudelaire dans sa traduction sont-ils dictés par une stratégie sous-jacente visant à la constitution de la signification de l’œuvre de Poe ? Le traducteur Baudelaire a-t-il cherché à orienter notre lecture comme l’a fait le préfacier?
    L’analyse de la traduction et les renseignements que l’on peut glaner dans sa correspondance vont nous permettre de déterminer ce que fut sa position traductive, c’est-à-dire quel rapport il entretenait avec son activité de traducteur. Antoine Berman a défini cette position comme un compromis entre la manière dont le traducteur se perçoit comme sujet traduisant, et le discours ambiant sur la traduction, c’est-à-dire les normes contemporaines qui régissent de façon plus ou moins explicite cette activité
    [74].

    Le premier élément qui nous frappe est la littéralité et la fidélité de la traduction de Baudelaire. Ce choix traductif n’a rien d’évident à son époque : les premiers traducteurs des nouvelles d’Edgar Poe ne partageaient pas tous ce parti pris. La première traduction de The Murders in the Rue Morgue (La Quotidienne, juin 1846), signée G.B. et où le nom de Poe n’apparaît pas, est en effet une adaptation parisienne de la nouvelle américaine : beaucoup de détails sont changés et l’étrangeté du texte dissoute, au profit d’une plus grande cohérence, même si certains passages sont traduits avec une grande fidélité. La même année, le traducteur Emile Forgues publie, dans Le Commerce, Une Sanglante énigme, signée O.N. : Old Nick (le nom de Poe n’apparaissait toujours pas). Cette fois, les meurtres de la rue morgue sont placés par le traducteur à Baltimore ; Forgues cherchait en effet à donner au texte une couleur locale américaine, pour qu’on ne l’accuse pas d’avoir plagié le premier texte. Les passages essentiels à la narration sont néanmoins traduits avec fidélité. On voit que la traduction entretenait à l’époque de Baudelaire des liens étroits avec le plagiat. Les traductions suivantes des contes de Poe ne pourront plus suivre cette voie peu scrupuleuse : en effet, la trop forte ressemblance entre ces deux versions du conte de Poe, parues à quelques mois d’intervalle seulement, mena leurs auteurs au procès : Forgues, plutôt que d’être accusé d’avoir plagié La Quotidienne, avoua avoir plagié Edgar Poe. Dès lors, le nom de Poe n’était plus inconnu en France.
    Néanmoins, si Poe n’était plus plagié, ses traducteurs continuèrent à modifier ses textes, parfois de façon très importante. Ainsi, Alphonse Borghers, qui publia des Nouvelles choisies d’Edgar Poe en 1853, offrit un traduction qui se voulait plus élégante et plus claire que l’original : ce souci de compréhensibilité l’amena à remanier en profondeur certains passages, dont il a rétabli l’ordre chronologique. Léon de Wailly, qui publia trois contes en 1856, a modifié le ton de Poe, notamment certains effets comiques, et coupé des passages entiers. Le dernier rival de Baudelaire est Hughes. Ses traductions se caractérisent par d’importantes omissions, mais surtout par son inintelligence de l’œuvre de Poe, qui l’a conduit à trahir son style. Parmi ces traducteurs de Poe, une figure fait exception cependant : celle de Madame Meunier. Elle est la seule qui partagea avec Baudelaire le souci de la fidélité : malgré des omissions, elle ne modifia pas les textes. C’est par sa traduction du Chat noir que Baudelaire découvrit Poe en 1848 ou 47
    [75] .

    Hormis cette exception, les choix de ces traducteurs sont dictés par leur souci de satisfaire leurs lecteurs, qui les amène à se focaliser sur différents aspects. Le souci de rendre la narration plus compréhensible fait qu’ils méconnaissent la valeur de l’étrange dans les textes de l’auteur américain. Vient ensuite la question de la couleur locale du texte: les traducteurs peuvent être amenés à la modifier pour acclimater le texte au sol français. Enfin vient le souci du style : chaque traducteur aura ses propres critères concernant ce qu’il estime être plus ou moins élégant, ou plus moins français. Dans ce dernier aspect entre en jeu l’idée que le traducteur se fait de lui-même, la valeur qu’il accorde à sa propre écriture par rapport à celle de l’auteur.
    En voulant assurer le succès de leur publication, ces traducteurs tendent à araser l’étrangeté du texte. Ce parti pris reflète semble-t-il les exigences des éditeurs : Baudelaire s’en plaindra dans sa correspondance: « Quant à Marcellin, il veut toujours couper ou retoucher, c’est sa marotte.»
    [76], écrit-il à Julien Lemer en 1865. Ce témoignage nous donne une idée du discours ambiant sur la traduction à l’époque de Baudelaire, et que celui-ci avait nécessairement plus ou moins « internalisé ». Néanmoins, un autre courant commençait à prendre son essor : celui d’une traduction plus fidèle, plus littérale et qui respecterait davantage le texte dans son étrangeté irréductible. Cette tendance, développée notamment par les romantiques allemands, eut en France un défenseur renommé en la personne de Chateaubriand. En 1836 celui-ci publia en effet une traduction du Paradise Lost de Milton, qui se veut calquée sur l’original, au sens propre du terme, c’est-à-dire comme si le traducteur avait travaillé à l’aide d’une vitre grâce à laquelle il aurait suivi l’original et écrit en superposition. Ce choix traductif fut très remarqué par ses contemporains, qui s’en étonnèrent : « Aujourd’hui -exemple inouï- le premier des écrivains français traduit Milton mot à mot et déclare qu’une traduction juxtalinéaire serait le sommet de son art…»[77]. Certes, ce choix s’explique en partie, comme nous l’indique Berman, par l’œuvre elle-même: « le poète reprend tels quels des passages de l’Authorized Version, traduit (transpose) d’innombrables images, locutions bibliques, latines, grecques et italiennes. Cette pratique intertextuelle de l’emprunt passe par la traduction. »[78]. Néanmoins, il reflète sans doute une évolution dans l’approche de la traduction en France et en Europe, que Berman explique par les événements politiques : le contact avec l’Etranger s’est développé avec la révolution de 1789 et l’Empire (exils de nombreux écrivains, guerres, expédition d’Egypte et déchiffrement des hiéroglyphes…).

    Baudelaire traducteur se situe en ce milieu du XIXe siècle au carrefour de ces deux tendances. Sa traduction de Poe est très fidèle à l’original, et très littérale. Mais il a également eu d’autres postures traductives : sa traduction des Confessions of an English Opium-eater de de Quincey relève de l’adaptation, et Baudelaire a également utilisé la traduction comme une forme de plagiat
    [79]. Cependant, c’est d’abord sa traduction de Poe qui nous intéresse.

    Prenons comme exemple la traduction par Baudelaire du conte The Black Cat : nous choisissons cette nouvelle car c’était l’une des préférées de Baudelaire ; il est donc probable qu’il a apporté tout son soin à cette traduction. En superposant le texte anglais et le texte français, on s’aperçoit que la traduction est faite pratiquement mot à mot ; ainsi la première phrase :
    “For the most wild yet most homely narrative which I am about to pen, I neither expect nor solicit belief”
    [80].
    « Relativement à la très-étrange et pourtant très-familière histoire que je vais coucher par écrit, je n’attends ni ne sollicite la créance »
    [81].

    Baudelaire ne bouleverse l’ordre syntaxique des phrases que très rarement, ces bouleversements consistant par exemple à faire passer à la voix active une phrase originellement à la voix passive :
    “…I mention the matter at all for no better reason than that it happens, just now, to be remembered”.
    « … et, si je mentionne la chose, c’est simplement parce que cela me revient, en ce moment même, à la mémoire ».

    Ce type de renversement ne se rencontre que rarement : sur les quatre paragraphes qui composent la première page, on n’en relève que deux occurrences. Baudelaire s’attache au contraire à conserver l’ordre des mots, et à utiliser les mêmes catégories grammaticales que Poe :
    “This peculiarity of my character grew with my growth…”
    « Cette particularité de mon caractère s’accrut avec ma croissance… »

    Sa traduction avoisine donc parfois le calque :
    “From my infancy I was noted for the docility…”
    « Dès mon enfance, j’étais noté pour la docilité … »

    La littéralité semble donc être un critère important pour Baudelaire. Dans une lettre à Michel Lévy, il écrit d’ailleurs : « Vous pourrez, dans vos nombreuses relations, trouver un littérateur instruit qui vous fera une bonne et littérale traduction… »
    [82]. Une autre phrase éclaire ce qu’a pu être la valeur de la littéralité à ses yeux : « Retoucher ou couper dans Poe ! »[83]. L’exclamation finale de Baudelaire nous suggère que son choix de faire une traduction fidèle est dicté par son respect pour l’œuvre de Poe : Baudelaire adopte une attitude effacée, et ne cherche pas à faire prévaloir son propre style sur celui d’Edgar Poe. La littéralité de sa traduction doit se comprendre par rapport à cette fidélité au texte et à l’auteur : Baudelaire reste simplement au plus près du texte, sans chercher à le modifier. Son souci de littéralité ne doit pas être lu dans la perspective de la théorie bermanienne de la traduction -qui constitue l’horizon de notre lecture de traductions en ce début du XXIe siècle- et qui veut que la traduction accueille l’étranger dans la langue d’arrivée, c’est-à-dire ouvre celle-ci vers la langue étrangère. Au contraire, Baudelaire est soucieux de la qualité française de sa traduction : il souhaite produire un texte qui soit vraiment français, et sous lequel on ne devine pas la langue de l’original. Il écrit d’ailleurs, à propos de traductions dont il n’est pas l’auteur : « …je sais que les traductions commandées par Lacroix sont, en général, exécrables. J’en ai eu quelques-unes sous les yeux. Cela est fait à l’économie, et par des gens qui, obligés par leur état de savoir deux langues, n’en savent même pas une.»[84], ou encore : « Je viens de relire la détestable traduction faite en 1820 [de Melmoth the Wanderer], et sous le texte français on devine partout la phrase anglaise.»[85]. La littéralité de la traduction de Baudelaire est donc limitée dans une certaine mesure par son désir de respecter la langue d’arrivée.

    La seconde exigence de Baudelaire envers lui-même lorsqu’il traduit, que les deux phrases précédentes nous font pressentir, concerne la qualité de son travail : l’exactitude lui importe beaucoup. Baudelaire apporte un soin considérable à ses traductions, et ses relectures et corrections minutieuses le feront passer pour fou auprès de certains éditeurs et imprimeurs, comme nous le rapporte Charles Asselineau :
    « Comme, en général, tous les poëtes que la rigueur de la prosodie rend attentifs à la moindre altération, Baudelaire mettait un soin excessif à la correction des épreuves. Une faute d’impression le faisait bondir et troublait son sommeil. Toute épreuve imparfaite était renvoyée à l’impression raturée, soulignée et chargée à la marge d’admonestations impératives, d’objurgations verbeuses tracées d’une main furibonde et accentuée de points d’exclamation. (…) Pendant l’impression du second volume des Histoires extraordinaires, il alla se loger pendant un mois à Corbeil, pour être à portée de l’imprimerie Creté où se composait le livre, et dont les ouvriers ont dû garder le souvenir de ce séjour. »
    [86].


    Puisque littéralité et fidélité avaient une telle importance pour Baudelaire, et que celui-ci s’est donné les moyens de les atteindre en apportant un grand soin à son travail, on est très surpris de rencontrer parfois dans sa traduction des abus caractérisés. Dans Le Chat noir, par exemple, on peut relever une transformation importante, même si elle ne concerne qu’un détail. Baudelaire traduit en effet “mere Man ” -qui signifie littéralement un simple homme- par « homme naturel » :
    “…him who has had frequent occasion to test the paltry friendship and gossamer fidelity of mere Man”
    [87].
    « …celui qui a eu fréquemment l’occasion de vérifier la chétive amitié et la fidélité de gaze de l’homme naturel »
    [88].

    Alors que Poe insiste sur la notion d’homme, par l’italique et la majuscule, cette notion passe dans la traduction de Baudelaire au second plan. Baudelaire conserve l’italique, mais celui-ci ne met pas en valeur le même terme que dans le texte original. L’adjectif ‘naturel’ provoque l’intrusion d’un thème spécifiquement baudelairien : celui de la simple nature, opposée à la culture et au raffinement, qui n’a pas sa place dans le contexte de la nouvelle de Poe.
    Il est difficile de déterminer quelle valeur il faut accorder à cet abus de traduction. Nous devons d’abord prendre en compte que la traduction de Baudelaire n’est pas exempte d’erreurs, qui peuvent prendre la forme de calque, de contresens, d’une littéralité parfois abusive. Celle-ci est quelquefois imputable à sa connaissance imparfaite de l’anglais : ainsi, Baudelaire traduit ‘gold fish’ par ‘poisson doré’, au lieu de traduire par ‘poisson rouge’
    [89]. D’autres erreurs s’expliquent sans doute par la difficulté et l’immensité de la tâche entreprise par Baudelaire : malgré ses relectures et ses corrections, certains détails lui ont échappé, qu’il aurait certainement corrigés s’il l’avait pu. Mais cet abus est différent, parce qu’il montre une superposition d’un thème baudelairien sur le texte de Poe. On peut légitimement se demander si Baudelaire n’aurait pas sciemment modifié le texte de Poe pour faire la promotion de ses propres idées. Le thème du mal, s’il est présent chez ces deux auteurs, n’a en effet pas la même valeur pour l’un et pour l’autre. Baudelaire aurait-il voulu modifier les enjeux de la pensée du mal présente chez Poe? La neutralité générale de la traduction de Baudelaire tend à nous faire croire que non. Le choix de la fidélité et de la littéralité manifeste cette neutralité de Baudelaire par rapport au texte.
    A cette époque, Baudelaire commençait tout juste à traduire Poe, qu’il avait découvert peu de temps auparavant ; on sait également qu’il connaissait encore mal l’anglais : c’est en traduisant Poe qu’il a développé ses compétences linguistiques. Dans un tel contexte, avait-il d’autres choix que de traduire Poe à la lettre ? Léon Lemonnier, pourtant ardent défenseur de la traduction de Baudelaire, souligne qu’il traduisait mot à mot, comme s’il ne voyait pas la phrase dans son ensemble : « Il ne voit jamais l’ensemble de la phrase, il ne la domine pas. Il la suit, il l’épelle, il met un mot à la place d’un mot.»
    [90]. Peut-on alors véritablement parler de choix ? Ce n’est qu’ensuite, lorsqu’il eut atteint un meilleur niveau d’anglais, que Baudelaire aurait pu décider de traduire Poe autrement. Mais il en resta à sa première façon de faire. Le principe de fidélité au texte original est pour lui une évidence qu’il ne semble pas avoir questionnée au cours de sa carrière de traducteur : dans le cas de son adaptation de l’œuvre de de Quincey, Baudelaire se sentira tenu de justifier le fait que sa traduction ne soit pas plus fidèle et expliquera que la place lui manque pour traduire le texte anglais dans sa totalité. Son but, qui était de parler de l’opium, l’autoriserait à cette exception : « …l’espace dont je dispose étant restreint, je serai obligé, à mon grand regret, de supprimer bien des hors-d’œuvre très amusants, bien des dissertations exquises, qui n’ont pas directement trait à l’opium…»[91] .
    Si Baudelaire n’a pas cherché à modifier en profondeur le texte, le plus probable est sans doute qu’il a projeté inconsciemment sa pensée sur le mal sur l’œuvre de Poe à travers sa traduction, tout comme cette pensée a pu influencer son commentaire critique des œuvres de Poe que l’on trouve dans les notices. Sa lecture de Poe a sans doute été influencée par son enthousiasme et par le plaisir qu’il a éprouvé en découvrant un auteur dont les préoccupations étaient si proches des siennes, ce qui l’aura empêché de voir ce en quoi leurs préoccupations différaient.


    La position traductive de Baudelaire reflète une volonté de neutralité. Baudelaire n’a pas cherché volontairement à influer à travers sa traduction sur la perception du lecteur de Poe en français. Cependant, les modifications apportées vraisemblablement inconsciemment par Baudelaire suffisent à influencer notre lecture ; c’est la conclusion de l’analyse de Jany Beretti dans son article « Influençable lecteur : le rôle de l’avant-lire dans la lecture du Poe de Baudelaire. » : « …le traitement du moindre détail peut subrepticement désigner la lecture du traducteur et suggérer celle du lecteur. »
    [92]. Les thèmes baudelairiens affleurent malgré la volonté de fidélité au texte de Poe. La lecture que fait Baudelaire de l’œuvre de Poe constitue déjà un écran entre le texte et le lecteur francophone, qui met en lumière certains éléments contenus dans cette œuvre, et en laisse d’autres dans l’ombre. Même sans le vouloir, Baudelaire est ici encore à l’origine - en partie du moins - de la signification qui se constitue dans sa traduction.



    CONCLUSION



    Le projet de Baudelaire d’être celui qui constitue la signification de l’œuvre d’Edgar Poe est incontestablement une réussite. Ses traductions ont fait date, et atteint à la valeur d’œuvres originales, comme le soulignait déjà Théophile Gautier à l’époque en écrivant dans sa notice aux Fleurs du Mal : « les traductions produisent l’effet d’ouvrages originaux et en ont la perfection originale»
    [93]. Les traductions de Baudelaire sont aujourd’hui encore le biais par lequel le lecteur francophone découvre l’œuvre de Poe : même la récente édition de ses œuvres complètes[94] reprend les traductions de Baudelaire. Le mélange de volontarisme et de neutralité qui caractérise le travail de Baudelaire en tant que traducteur et introducteur de Poe en France est sans doute la recette de son succès. Le lecteur est à la fois guidé et laissé libre dans sa lecture et son appréciation, de même que le texte traduit, laissé libre par la fidélité de la traduction, et orienté par la projection par Baudelaire de ses réflexions esthétiques sur le texte qu’il traduit. Il y a pourtant une limite dans la capacité de Baudelaire à constituer à lui tout seul la signification accordée par un public à l’œuvre d’un écrivain étranger. Le poète ne pouvait prévoir que certains textes auxquels il accordait une moindre importance -ce qu’il nomme les jongleries de Poe-auraient une telle influence sur la littérature à venir. Bien que Baudelaire ait apprécié et admiré le fait que Poe ait su fustiger les travers de l’identité américaine naissante dans ses canards, il ne s’était sans doute pas imaginé que ces textes puissent avoir une telle postérité, sous la forme de la littérature policière et de la littérature d’anticipation. Il y a eu dans le projet de Baudelaire et sa réalisation une alchimie qui restera toujours en partie inexplicable.
    La traduction de Baudelaire, parce qu’elle a été faite dans l’optique d’offrir à l’œuvre de Poe la gloire qu’elle n’a pas rencontré du vivant de celui-ci, opère donc un transfert de sens depuis la pensée de Baudelaire, qui traduit et introduit Poe depuis son point de vue de poète, vers les textes de Poe : un échange de sens s’opère par le fait que le traducteur donne sa signification au texte. La signification que Baudelaire attache à cette œuvre à travers sa traduction et son analyse critique révèle en celle-ci un sens qu’elle contenait de façon latente, en tant que possibilité, ou lui adjoint un sens propre à la pensée de Baudelaire, qui n’était pas contenu dans l’œuvre de Poe - du moins pas avec la valeur que Baudelaire y attache.





    [1] C.BAUDELAIRE. EAP 1, in E.A.POE. OEP. P.1014.
    [2] Voir C.BAUDELAIRE. EAP 2, in E.A.POE. OEP. P.1031.
    [3] C.BAUDELAIRE. EAP 1, in E.A.POE. OEP. P.1010.
    [4] Idem.
    [5] Voir supra, introduction, page 6.
    [6] E.A.POE. “Annabel Lee”, vers 9, in The Collected Tales and Poems of Edgar Allan Poe. New York: Modern Library Edition, 1992. P.957. « mais nous nous aimions d’un amour qui était plus que l’amour » (traduction Mallarmé).
    [7] Voir EAP 1, in E.A.POE. OEP. P.1025.
    [8] Nous nous référons ici aux informations contenues dans la bibliographie de l’édition Pléiade des œuvres en prose d’Edgar Poe. E.A.POE. Œuvres en prose. Paris : Gallimard, 1951 (Coll. La Pléiade). PP.1144-1159.
    [9] C’est en tout cas ce que suppose Léon Lemonnier. L.LEMONNIER. Les Traducteurs d’Edgar Poe en France de 1845 à 1875 : Charles Baudelaire. Paris : Presses universitaires de France, 1928. PP.166-167.
    [10] Lettre de Charles Baudelaire à Sainte-Beuve du 26 mars 1856. Cor.I. P.344.
    [11] C.BAUDELAIRE. EAP 2, in E.A.POE.OEP. P.1034.
    [12] Lettre de Charles Baudelaire à Sainte-Beuve du 26 mars 1856. Cor.I. P.344.
    [13] Voir infra II, B, 2.
    [14] Lettre de Charles Baudelaire à Sainte-Beuve du 26 mars 1856. Cor.I. P.343.
    [15] Lettre de Charles Baudelaire à Sainte-Beuve du 19 mars 1856. Cor.I. P.343.
    [16] Maxime du Camp, cité par Léon Lemonnier. Op.cit. page 40, P.115.
    [17] L.LEMONNIER, Idem. P.113.
    [18] Voir infra II, C.
    [19] C.BAUDELAIRE. EAP 2, in E.A.POE.OEP. P.1031.
    [20] Lettre de Charles Baudelaire à Madame Aupick du 26 mars 1853. Cor.I. P.214.
    [21] C.RICHARD. Edgar Allan Poe: journaliste et critique. S.l., Librairie C. Klincksieck, 1978. P.903.
    [22] Voir Claude Richard pour la liste des sources de Baudelaire, en particulier Appendice VII_ Baudelaire critique d’Edgar Poe. Edgar Allan Poe: journaliste et critique. S.l., Librairie C. Klincksieck, 1978, PP.869-908.
    [23] Voir supra note 3 page 14.
    [24] C.BAUDELAIRE. EAP 1, in E.A.POE.OEP. P.1003.
    [25] le Pays, 25 juillet 1854. Cité par Michel Butor in Histoire extraordinaire. essai sur un rêve de Baudelaire. Paris : Gallimard, 1961, (Coll. folio essais). P.124.
    [26] C.BAUDELAIRE. EAP 1, in E.A.POE. OEP. P. 1003.
    [27] Idem. P. 1002.
    [28] Ibid. P. 1010.
    [29] Ibid. P.1017.
    [30] Cité par Claude Richard in C.RICHARD. Edgar Allan Poe: journaliste et critique. S.l., Librairie C. Klincksieck, 1978. P.897.
    [31] C.BAUDELAIRE. EAP 2, in E.A.POE.OEP. P.1032.
    [32] C.ASSELINEAU. Charles Baudelaire : sa vie, son œuvre. Suivi de Baudelairiana. Cognac : Le Temps qu’il fait, 1990 (1ère éd: 1869). P.54.
    [33] C.BAUDELAIRE. EAP 2, in E.A.POE.OEP. P.1032.
    [34] Idem.
    [35] Voir à ce sujet C.RICHARD. Edgar Allan Poe: journaliste et critique. S.l., Librairie C. Klincksieck, 1978. P.897.
    [36] EAP 2. P. 1046.
    [37] C.BAUDELAIRE. EAP 2, in E.A.POE.OEP. P.1031.
    [38] C.BAUDELAIRE. L’Albatros”, in Œuvres complètes. Paris : Robert Laffont, 2001, (Coll. Bouquins). P.7.
    [39] C.BAUDELAIRE. EAP 1, in E.A.POE.OEP. P.1016.
    [40] Idem. P.1029.
    [41] C.BAUDELAIRE. EAP 2, in E.A.POE.OEP. P.1032.
    [42] Nous adhérons ici à la distinction faite par Claude Richard entre le mythe de la morale -celui de Griswold- et le mythe de la révolte forgé par Baudelaire. Voir à ce sujet son introduction à l’édition des œuvres complètes de Poe : Contes. Essais. Poèmes. Paris: Robert Laffont, 1989, (Coll. Bouquins).
    [43] Idem. P.1037.
    [44] T.S.ELIOT. From Poe to Valéry. Cité par P.F.QUINN. in The French Face of Edgar Poe. Carbondale : Southern Illinois Press, 1957. P. 8. « Nous aimons tous à croire que nous comprenons nos propres poètes mieux qu’aucun étranger ne peut le faire ; mais je crois que nous devrions nous préparer à l’idée que ces Français ont peut être vu quelque chose chez Poe que les lecteurs anglophones auraient raté » (je traduis).
    [45] Lettre de Charles Baudelaire à Madame Aupick du 15 mars 1856. Cor.I. P.341.
    [46] Lettre de Charles Baudelaire à Madame Aupick du 12 avril 1856. Cor.I. P.346.
    [47] C.BAUDELAIRE. EAP 1, in E.A.POE.OEP. P.1004.
    [48] C.BAUDELAIRE. EAP 2, in E.A.POE.OEP. P.1046.
    [49] C.BAUDELAIRE. EAP 2, in E.A.POE.OEP. P.1030.
    [50] Idem. P.1047.
    [51] C.BAUDELAIRE. EAP 2, in E.A.POE.OEP. P.1031.
    [52] Idem. P.1033.
    [53] Lettre de Charles Baudelaire à Sainte-Beuve du 26 mars 1856. Cor.I. P.345.
    [54] C.BAUDELAIRE. EAP 2, in E.A.POE. OEP. P.1030.
    [55] C.ASSELINEAU. Charles Baudelaire : sa vie, son œuvre. Suivi de Baudelairiana. Cognac : Le Temps qu’il fait, 1990 (1ère éd: 1869). P.58.
    [56] Idem.
    [57] C.ASSELINEAU. Charles Baudelaire : sa vie, son œuvre. Suivi de Baudelairiana. Cognac : Le Temps qu’il fait, 1990 (1ère éd: 1869). P.58.
    [58] C.BAUDELAIRE. Mon Coeur mis à nu, in Œuvres complètes. Paris : Robert Laffont, 2001, (Coll. Bouquins). P.415.
    [59] C.BAUDELAIRE. EAP 1, in E.A.POE. OEP. P.1010-11.
    [60] Idem. P.1011.
    [61] C.BAUDELAIRE. EAP 2, in E.A.POE. OEP. P.1037.
    [62] C.BAUDELAIRE. EAP 2, in E.A.POE. OEP. P.1045.
    [63] C.BAUDELAIRE. NNlles, in E.A.POE. OEP. P.1051.
    [64] Idem P.1052.
    [65] Ibid, P.1052.
    [66] C.BAUDELAIRE. EAP 2, in E.A.POE. OEP. P.1046.
    [67] C.BAUDELAIRE. EAP 1, in E.A.POE. OEP. P.1011.
    [68] C.BAUDELAIRE. EAP 2, in E.A.POE. OEP. P.1037.
    [69] Idem. P.1046.
    [70] C.BAUDELAIRE. « Eloge du maquillage », in Œuvres complètes. Paris : Robert Laffont, 2001, (Coll. Bouquins). P.810.
    [71] C.BAUDELAIRE. EAP 1, in E.A.POE.OEP. P.1026.
    [72] Lettre de Charles Baudelaire à Sainte-Beuve du 26 mars 1856. Cor.I. P.344.
    [73] C.BAUDELAIRE. EAP 2, in E.A.POE.OEP. P.1047.
    [74] A.BERMAN. Pour une critique des traductions : John Donne. Paris : Gallimard, 1994. P.74-75.
    [75] Pour l’analyse des traductions antérieures à celle de Baudelaire, je me suis référée à la thèse de Léon Lemonnier. L.LEMONNIER. Les Traducteurs d’Edgar Poe en France de 1845 à 1875 : Charles Baudelaire. Paris : Presses universitaires de France, 1928. Première partie : Prédécesseurs et rivaux de Baudelaire. PP.9-58.
    [76] C.BAUDELAIRE. Lettre à Julien Lemer du 15 février 1865. Cor.II. P.465.
    [77] Cité par C.ESTEBAN. « Traduire », in Argile, XXII, Paris : Maeght éditeur, 1980 ; lui-même cité par A.BERMAN. La Traduction et la lettre ou l’auberge du lointain. Paris : Seuil, 1999, (Coll. L’ordre philosophique). P.98-99.
    [78] A.BERMAN, Idem, P.99.
    [79] M. W.T. Bandy a démontré en 1950 que Le Jeune enchanteur, publié sous son nom par Baudelaire dans l’Esprit Public en 1846, était une traduction d’un keepsake anglais : Forget me not, dont l’auteur serait le Révérend Croly. Voir à ce sujet C. PICHOIS. « Baudelaire ou la difficulté créatrice. », in Baudelaire, Etudes et témoignages. Neuchâtel : La Baconnière, 1967. PP.243-244.
    [80] E.A.POE. The Black Cat, in The Collected Tales and Poems of Edgar Allan Poe. New York: Modern Library Edition, 1992. P.200.
    [81] E.A.POE. OEP. P.278-79.
    [82] Lettre de Charles Baudelaire à Michel Lévy du 15 février 1865. Cor.II. P.461.
    [83] Lettre de Charles Baudelaire à Julien Lemer du 15 février 1865. Cor.II. P.465.
    [84] Lettre de Charles Baudelaire à Madame Paul Meurice du 18 février 1865. Cor.II. P.467.
    [85] Lettre de Charles Baudelaire à Michel Lévy du 9 mars 1865. Cor.II. P.471.
    [86] C.ASSELINEAU. Charles Baudelaire : sa vie, son œuvre. Suivi de Baudelairiana. Cognac : Le Temps qu’il fait, 1990 (1ère éd: 1869). PP.60-61.
    [87] E.A.POE. The Black Cat, in The Collected Tales and Poems of Edgar Allan Poe. New York: Modern Library Edition, 1992. P.200.
    [88] E.A.POE. OEP. P.278.
    [89] E.A.POE. OEP. P.279.
    [90] L.LEMONNIER. Idem, P.185.
    [91] C.BAUDELAIRE. Œuvres complètes. Paris : Robert Laffont, 2001, (Coll. Bouquins). P.259.
    [92] J.BERRETTI. « Influençable lecteur : le rôle de l’avant-lire dans la lecture du Poe de Baudelaire. », in Palimpsestes n° 9, 2e trimestre 1995: La lecture du texte traduit. Paris : Presse de la Sorbonne Nouvelle, 1995. P.71.
    [93] T.GAUTIER. Cité par Léon Lemonnier in Les Traducteurs d’Edgar Poe en France de 1845 à 1875 : Charles Baudelaire. Paris : Presses universitaires de France, 1928. P. 159
    [94] E.A.POE. Contes. Essais. Poèmes. Traductions de Charles Baudelaire, Stéphane Mallarmé, Jean-Marie Maguin et Claude Richard. Edition établie par Claude Richard. Paris: Robert Laffont, 1989, (Coll. Bouquins).